Je crée ce post, enfin, pour ne pas laisser de trou trop longtemps dans le calendrier.
Aujourd'hui, retour prévu à Nantes. Réveil matutinal avec mon fils, toujours plein d'énergie, et comme il sait que je pars bientôt il cherche à profiter de ma présence à fond, ce qui est adorable. Il liste les personnes avec qui il voudrait discuter ou voir avec moi, d'abord mon époux·e, que nous réveillons pour quelques minutes, puis mon amoureuse amstellodamoise, mes deux sœurs, mes deux frères. Personne ne répond, et à chacune de ses personnes nous laissons un petit message vidéo pour faire coucou et proposer de se parler plus tard. L'exercice de sourire, de joie asymétrique sur commande me vide. Finalement mon grand frère répond, et nous pouvons lui parler une dizaine de minutes et ça fait du bien. Son humour bourru est rassurant, et il me manque. Ça fait un mois aujourd'hui où j'écris ces lignes, et je n'ai pas eu de nouvelles de mes deux sœurs et de mon petit frère.
Depuis la veille je cherche à déjeuner avec quelqu'un dans Paris, avant de prendre le train à Montparnasse, et personne ne répond à mon appel. Je sens que je suis en détresse, je sens que je suis terriblement seule.
Je choisis un restaurant vietnamien bien noté non loin de la gare. Chào em est légèrement au dessus de mon budget mais c'est le prix parisien de ne pas tenter de se nourrir dans un traiteur industriel, je suppose. Le repas est bon mais bruyant, je guette mes différentes messageries qui restent silencieuses. Une des serveuses est très jolie, me fait penser à une amie, très jolie aussi, et j'imagine que ce parallèle cis-trans lui fera plaisir, mais en fait je n'en sais rien.
Le bánh cuốn végétarien est parfait.
Je choisis un restaurant vietnamien sans réfléchir, certainement pour chercher un réconfort familial que ma famille ne m'offre pas. Je réalise en mangeant que ce n'est pas le cas, au contraire, que chaque bouchée me rappelle le vide que ma famille a laissé, l'amour asymétrique, l'attachement viscérale à des personnes qui ne donnent rien en retour. Je suis effondrée. Je cherche mes racines en direction du Việt Nam, peut-être pour chercher à me connecter à ma famille, mais finalement, dois-je juste espérer me rattacher à une culture impersonnelle ? Arriver à y trouver d'autres points d'attache ? Ou abandonner ?
Il y a quelques années, j'ai laissé le nom de famille de mon père, pour prendre celui de ma mère, et la procédure a mis des mois, juste avant le changement de loi. Lorsque j'ai reçu mon nouveau nom, ma mère m'a dit qu'elle ne m'aime pas, que ça fait longtemps qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne me connait pas et n'a pas envie d'essayer de me connaitre. Mon effort semblait alors futile, dérisoire, vain. Qu'en faire ?
Je marche doucement vers la gare Montparnasse, je pleure derrière mon masque FFP2. Alors que j'arrive dans la gare, au milieu de cette foule dense, anonyme, et affairée, une pensée vive bondit sur moi. Je pourrais disparaître ici. J'essaie de la faire partir en visitant une boutique de souvenirs au hasard, mais elle persiste. Disparaître, vanish, partir en fumée. Je réfléchis en somnambulant. J'ai toujours été fascinée par ces œuvres de fiction où la fin devrait être, en fait, le second chapitre : « Elles se marièrent et eurent beaucoup d'enfants » ne devrait pas être la dernière phrase d'une histoire, ce n'est que le début. Je pense particulièrement aux fins de films où le protagoniste part sans laisser d'adresse, je pense à ce film étrange de 2001, Ghost World, où Enid part, et je supposais jusqu'ici, change de vie, trouve une vie meilleure. Mais je réalise que ces départs sont toujours du point de vue de ceux qui restent, pas du point de vue de celui qui part.
J'ai changé de vie, plusieurs fois, j'ai quitté le pays, j'ai changé de continent, à la recherche d'une nouvelle vie, et bien souvent en arrivant, c'est ma propre vie qui est venue avec moi. Moi, capitaine de l'équipe Premier degré, je n'avais pas réalisé que ce départ d'Enid est métaphorique, qu'abandonner sa vie ne voulait pas dire qu'elle allait en trouver une autre. Le changement de point de vue sur ce film, et sur ma vie, est vertigineux.
Je trouve un endroit calme où me poser et charger mon téléphone, dont la batterie est déjà presque vide alors que le voyage n'a pas encore commencé. Mon amoureuse propose de m'appeler, me raconte qu'elle est en voyage, qu'elle aurait aimé passer ce moment avec moi. Je lui raconte tout ça, j'ai conscience que ça doit sembler bien décousu, et difficile à entendre entre les reniflements et les annonces de gare. Qu'elle doit avoir l'impression de me faire descendre de la corniche, comme on dit presque en anglais. Elle n'a pas vu le film dont je lui parle, nous nous promettons de le voir ensemble ; je lui ai montré The Hours tôt dans notre relation, je pense que c'était important pour moi de partager ça avec quelqu'un qui allait être importante pour moi.
Je ne sais pas quoi faire de tout ça. Je n'ai pas envie de mourir. Je n'ai toujours pas envie de mourir. Mais à ce moment là, la vie est trop lourde à porter.
Je monte dans le train, je laisse tout ça dans la gare. Retour à la maison. Je ne sais pas encore comment en parler à mon époux·e, si je dois. J'ai peur de lui faire peur. Je préfère un long câlin, je suis heureuse de profiter de sa présence. Je suis heureuse de la famille que je construis, que je choisis. Ça ne remplace pas, ça ne compense pas. Mais j'essaie. Je ne fuis plus.